Article sur "Frontière" dans le "Dictionnaire du Moyen Age", Claude Gauvard, Alain de Libera et Michel Zink (dir.), PUF, 2002.

par Alain Guerreau
dimanche 15 avril 2018
par  Franck SCHWAB
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L’histoire médiévale est née et s’est développée au XIXème siècle. Or ce siècle fut aussi celui de l’épanouissement en Europe des Etats nationaux et des nationalismes. De ce fait, ce fut aussi le point culminant du rôle et de la signification des frontières. Mais le XIXème siècle fut également celui de l’enregistrement géométrique précis de la totalité de l’espace, parcelle par parcelle (cadastre du type napoléonien). Il en résulta une hypertrophie de l’idée de frontière, définie comme une ligne fixée avec une exactitude quasi absolue, ligne servant d’enveloppe (au sens géométrique) à l’Etat national-bourgeois, enveloppe à valeur quasi ontologique du fait du caractère strictement territorial et cartographié-géométrisé de cet Etat national.
Il s’agissait là, pour l’histoire médiévale en gestation, d’un des pires environnements possibles, dans la mesure où une telle notion n’a jamais existé au Moyen Age, société dans laquelle elle était impensable pour une multitude de raisons. Or la "géographie historique", avatar pervers du nationalisme de la fin du XIXème siècle, s’est au contraire ingéniée à couvrir les cartes de limites et de frontières linéaires : anachronisme grossier. Car, ou bien on trouvait une véritable barrière entre deux sociétés ne se chevauchant à peu près en rien ; et cela se produisait seulement à la périphérie de la chrétienté, où l’on n’observait pas de ligne, mais des zones-tampons ; ou bien il s’agissait de limites partiellement linéaires, et ce n’étaient sans exception que des limites à portée restreinte, chaque limite étant ignorée et chevauchée par d’autres formes d’organisation de la société et d’autres types de liens d’inclusion et d’appartenance. Le caractère omnifonctionnel de la ligne-frontière (étatique) du XIXème siècle n’apparaît nulle part au Moyen Age.
Dans la partie de l’Europe médiévale correspondant à l’Empire romain, les seules limites à peu près stables furent celles des anciennes civitates, converties en diocèses. Similairement, dans les zones germaniques et slaves, l’implantation de nouveaux diocèses constitua un processus irréversible : une fois fixées, leurs limites ne se modifièrent presque plus. La plupart des tentatives princières pour faire correspondre une limite ecclésiastique à un ressort laïc furent des échecs. Cette résistance des autorités de l’Eglise à toute modification de limite s’accentua à partir du XIème siècle, et il apparut même de plus en plus explicitement que le pape lui-même n’avait pas autorité pour intervenir sur des limites que la plupart des canonistes s’accordaient pour considérer comme validées par les apôtres eux-mêmes au moment de l’évangélisation.
Cette importance majeure des anciennes civitates se marqua parfaitement par leur emploi quasi exclusif dans tous les grands "partages" du regnum, du VIème au IXème siècle : il s’agissait de répartir des cités et nullement de fixer des limites (à l’inverse de ce que peuvent suggérer toutes les "cartes des partages" établies au XIXème siècle). Et cette observation est à beaucoup d’égards généralisable à tout le Moyen Age qui, en cas de besoin, organisait l’espace en rattachant et en incluant des éléments dans un ensemble conçu peu ou prou comme un pôle, et non pas en traçant des limites : la géographie médiévale (si ce syntagme a un sens) reposait sur des listes, jamais sur la moindre carte.
L’apparition, à la fin du VIIIème siècle, de la notion de marche (marca), qui se développa au IXème siècle, et qui désignait une zone-tampon, explicita l’idée d’Empire franc comme ensemble spatial, mais traduisit en même temps le caractère propre de ses limites : zones périphériques, zones critiques étendues, zones d’incertitude et d’affrontement. L’importance sociale considérable attachée presque d’emblée au personnage désigné pour l’organiser et la défendre témoigne bien de l’importance de cette relation centre-périphérie dans le monde carolingien.
Ce fut aussi au IXème siècle qu’apparurent les premières descriptions de limites, spécialement dans le cas de la définition de nouveaux diocèses en Germanie. Cette pratique perdura aux Xème et XIème siècles. Les capitulaires carolingiens préconisèrent la définition des espaces relevant des paroisses, mais comme ces espaces étaient en général faits de pièces et de morceaux, dispersés et hétérogènes, l’opération était irréalisable. En pratique, des descriptions de limites et surtout des listes systématiques d’appartenance n’apparurent en quantité significative qu’au XIIème siècle, et se généralisèrent au XIIIème siècle. Ce développement fut très étroitement lié au grand mouvement de l’encellulement qui, à ce moment même, opéra un redécoupage méthodique et discret de l’espace à l’échelle locale.
A partir du XVIème siècle, et avec une fréquence lentement croissante, on trouve de-ci de-là mention d’une procédure de délimitation concrète d’espaces laïques. Des groupes d’experts, mandatés de part et d’autre par les détenteurs de l’autorité, parcouraient les zones de tension, établissant des points de repère, définissant des limites matérielles ; le tout consigné dans un procès-verbal, rarement accompagné d’un croquis plus ou moins compréhensible. A ce sujet, il faut insister sur deux points essentiels : 1) avant le XVIIème siècle, il s’agit toujours d’opérations ponctuelles limitées, liées à un affrontement potentiel ou en voie de résolution. Les grandes délimitations abstraites entre Portugais et Aragonais-Castillans à la fin du XVème siècle, visant la répartition des terres à découvrir et à conquérir, constituent un cas-limite qui cependant rentre tout à fait dans ce cadre ; 2) ces opérations étaient explicitées par des textes et des descriptions, jamais par des cartes. Quelques érudits ont entrepris de collationner tous les croquis établis dans de telles occasions : on en trouve quelques dizaines pour toute l’Europe et pour trois siècles. Ils ne comportent jamais de coordonnées, ni la moindre échelle, et leur extrême diversité montre assez qu’il n’existait de ce point de vue aucune méthode ni aucune tradition. Le seul domaine dans lequel on trouve, à partir de la fin du Moyen Age, des documents figurés ayant quelque apparence de réalisme, et qui précisément n’y parviennent que dans la mesure où s’élaboraient des procédés connus et transmis dans un milieu de spécialistes, est celui des portulans qui, on ne saurait trop le souligner, ne visaient en aucun cas à représenter des limites territoriales.
Comme l’a bien montré Daniel Nordman, le grand tournant fut celui du XVIIème siècle, moment ou s’effondra l’Europe féodale et où naquirent, en peu de temps, la conception cartésienne de l’étendue (espace homogène et orthonormé), l’Etat moderne et la notion contemporaine de frontière, comme ligne géométrique plurifonctionnelle. Ce fut d’ailleurs seulement dans la seconde moitié du XVIIème siècle que la carte de France apparut (graphiquement) sous la forme hexagonale (réaliste) qu’on lui connaît, mais qui n’est pas antérieure au règne de Louis XIV.
La société médiévale n’utilisait pas des limites sensiblement plus floues ou incertaines que les nôtres. Chacun savait bien qui avait quels droits sur chaque parcelle, et ainsi de suite. Mais les formes de ressort, d’autorité, de droits, étaient excessivement variées, et à chacune de ces formes correspondait une organisation spatiale différente ; et, qui plus est, cette organisation spatiale était généralement constituée d’éléments séparés, et non pas d’un bloc compact. Il en résultait un enchevêtrement structurel, constitutif à bien des égards de l’ordre social féodal, mais qu’il est très difficile, sinon impossible, de traduire dans notre système ordinaire de plages continues, délimitées par des enveloppes simples. Cependant, la lente évolution du système féodal européen fut marquée par une progressive réorganisation de l’espace, tant au plan des représentations qu’à celui des réalités, le tout dans le sens d’une croissante homogénéité. L’enchevêtrement se réduisit tendanciellement pour aboutir, mais pas avant le XVIIème siècle, à la géométrisation de l’espace naturel et à la cartographie.


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