Justice pour les Tutsi !

Une lecture du rapport de la Commission Duclert sur "La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994)"
mercredi 21 avril 2021
par  Franck SCHWAB
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A la mémoire du petit frère d’Annick Kayitesi-Jozan et à celle du capitaine sénégalais Mbaye Diagne

« Nous sommes arrivées à Paris au mois d’août [1994], en plein été, les gens avaient l’air heureux, allongés, paisibles au soleil. Des heures et des heures à ne rien faire d’autre, sinon prendre le soleil. Chez nous, de là où je venais, je n’avais jamais vu personne étalé comme ça au soleil, sauf ceux atteints de malaria avec une fièvre à claquer des dents. Ou les morts. Seuls les cadavres pouvaient rester ainsi. Je n’aimais pas ces journées. Au parc, des enfants s’amusaient près de leurs mères immobiles. Les gens passaient à côté d’eux sans les remarquer. Je pensais à mon petit frère, lui qui rêvait de manège et de chevaux de bois. Je l’entendais hoqueter lors de ses derniers instants, seul sous le soleil brûlant. »

Annick Kayitesi-Jozan, Même Dieu ne veut pas s’en mêler , Seuil, 2017

Le rapport de la Commission de recherche sur "La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994)", dite Commission Duclert, a été remis au président de la République le 26 mars dernier.
Son but était "d’analyser le rôle et l’engagement de la France au Rwanda", mais aussi de "contribuer au renouvellement des analyses historiques sur les causes du génocide des Tutsi [...] ainsi que sur son déroulement en vue d’une compréhension accrue de cette tragédie historique et de sa meilleure prise en compte dans la mémoire collective, notamment par les jeunes générations".
Les mille pages qui le constituent représentent un travail de recherche colossal, marqué au coin d’une très grande probité. Il a permis à ses auteurs de constater "un ensemble de responsabilités lourdes et accablantes pour la France".
Nous allons chercher ici à expliquer pourquoi.

La France au Rwanda : Défendons notre pré-carré !

Lorsque la France intervient militairement au Rwanda, en octobre 1990, pour aider le président Habyarimana à repousser une offensive de son opposition extérieure - le Front Patriotique Rwandais, formé essentiellement de Tutsi exilés en Ouganda trente ans plus tôt - elle n’y a pas de raisons impératives. Le Rwanda est pour elle un territoire sans grand intérêt stratégique qui, de surcroît, n’avait jusque là que peu de relations avec la France puisqu’il était une ancienne colonie belge.
Mais au sommet franco-africain de La Baule (juin 1990) son président, cet homme "incontestablement jovial et charmant" a su plaire à François Mitterrand qui décide de faire du Rwanda un laboratoire de la démocratisation en Afrique.
On est alors au lendemain de la chute du mur de Berlin et il est de bon ton de vouloir faire triompher la liberté sur ce continent comme partout ailleurs sur la planète.
A cette raison très honorable s’en ajoute une autre, non avouée celle-ci mais tout à fait essentielle : l’idée que le Rwanda est un avant-poste menacé de la francophonie dans une Afrique orientale majoritairement anglophone (l’Ouganda voisin et les Tutsi qui y vivent sont anglophones) d’où nos partenaires anglo-saxons chercheraient à nous faire disparaître.
Incroyable, mais vrai ! Au moment où le monde commence à sortir du XXème siècle, la pensée géopolitique du président français et des militaires de son entourage, revient brutalement cent ans en arrière, à l’époque où la IIIème République cherchait par tous les moyens à contester l’hégémonie coloniale de la Grande Bretagne en Afrique ...
Dès lors, tout ou presque va être permis au président Habyarimana. Ce vieux dictateur blanchi sous le harnais (il est au pouvoir depuis 17 ans !) représente le "Bien" puisqu’il est l’incarnation du "peuple" hutu majoritaire (85% de la population), qu’il est francophone et qu’il s’est engagé à démocratiser son pays - sur une base ethnique certes, sinon tribale. Mais c’est l’Afrique, n’est-ce pas ? Et le Rwanda est-il si différent de la Côte d’Ivoire ?
Tout, par contre, va être interdit à ses opposants de l’extérieur, les Tutsi du FPR. Ces rêveurs dangereux qui prétendent vouloir dépasser les clivages ethniques pour imposer une démocratie moderne représentent le "Mal" puisqu’ils sont minoritaires, qu’ils sont anglophones et qu’ils sont soutenus par l’Ouganda.
Tout, ou presque, va être également interdit à ses opposants de l’iintérieur, les Hutu libéraux qui ont le tort de ne pas appartenir au clan présidentiel. A l’instar de la première ministre Agathe Uwilingiyimana, nommée en 1993 - "démocratisation", oblige - ils se voient refuser tout contact avec le FPR et sont priés de se ranger, sans barguigner, sous la bannière du président. Mais n’est-ce pas déjà le sort des premiers ministres français - cohabitations exceptées - sous la Vème République ? Et nos premiers ministres en sont-ils plus malheureux pour cela ?
Tout enfin est interdit aux fonctionnaires courageux de notre appareil d’état - car il y en eut - qui osent remettre en cause les brillantes analyses géopolitiques du président français et de son Etat Major Particulier. Dans l’efficace et infaillible administration française, la vérité vient toujours d’en haut, qu’on se le dise ! Et tant pis pour la carrière des inconséquents qui ne veulent pas le comprendre !
Bref, la France, "soldat de l’idéal", soutient le Bien au Rwanda, comme elle le fait d’ailleurs depuis toujours partout dans le monde.
Et quand le Bien - c’est-à-dire le président Habyaramina, et après lui surtout, les membres de son clan dirigés par sa femme Agathe - se met à exterminer les Tutsi, ce n’est tout simplement pas concevable intellectuellement. Car l’Histoire nous l’a appris : c’est le Mal qui extermine, pas le Bien !

La France face au génocide des Tutsi : Sauvons le soldat Ryan !

Si l’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion d’Habyarimana, en étant l’événement déclencheur du génocide, marque une rupture fondamentale dans l’histoire du Rwanda, il n’en marque hélas aucune dans la politique française sur place.
Le FPR est toujours l’ennemi que la France rend très logiquement responsable de l’attentat. Les auteurs du rapport ne se permettent pas de trancher sur cette question, si débattue depuis l’origine. Mais si on se demande avec eux à qui le crime profite, il est évident qu’il profite avant tout au clan présidentiel qui pouvait reprocher à son chef d’avoir fait, sous la pression de la France, trop de concessions aux oppositions, et qui a dû voir dans l’attentat l’occasion de remettre tous les compteurs à zéro en procédant à un grand "nettoyage par le vide". Contre les Tutsi honnis, surtout. Mais aussi contre les Hutu libéraux assimilés à des "traitres", dont la malheureuse Agathe Uwilingiyimana, assassinée parmi les premiers, avec son mari, le 7 avril au matin.
Le FPR, qui reprend son action militaire, est d’autre part très vite accusé par la France de commettre des massacres d’une ampleur équivalente à ceux commis par les FAR (Forces Armées Rwandaises) et par les milices hutues extrémistes.
Si le FPR, qui représente le Mal, est toujours notre ennemi ; le clan présidentiel, qui représente le Bien, est toujours notre ami, alors même que ses membres pilotent déjà le génocide à travers le Gouvernement Intérimaire de la République (GIR) qu’ils ont créé après de nombreux allers-retours entre l’ambassade de France et leur lieu de réunion. Il faudra beaucoup de temps - et beaucoup de morts - pour que la France comprenne que ce gouvernement est infréquentable. Mais même alors, la France ne voudra prendre aucune mesure véritable contre ses membres et favorisera leur fuite, suscitant l’ire de l’ambassadeur Yannick Gérard, l’un de ces "fonctionnaires courageux" évoqués plus haut ("Pour ma part, je persiste à penser que ces membres du gouvernement intérimaire sont bien parmi les principaux responsables du génocide et que notre devoir, à présent, est de ne pas les laisser s’égailler dans la nature.").
Autre "preuve d’amitié" à l’égard du clan présidentiel : l’évacuation vers Paris, dès le 9 avril, d’Agathe Habyarimana, à la demande expresse du président Mitterrand. Celle-ci est escortée jusqu’à l’aéroport de Kigali par un détachement de cette même Garde Présidentielle qui avait assassiné deux jours plus tôt la première ministre Agathe Uwilingiyimana et qui cherche toujours à retrouver ses enfants pour les tuer aussi. La France s’en désintéresse royalement (les Hutu de l’opposition ne sont pas nos amis !) et les cinq gosses ne seront sauvés in extrémis que grâce à l’action héroïque et solitaire du capitaine Mbaye Diagne, un authentique "Juste parmi les nations".
A partir du 22 juin, la France revient en force au Rwanda par le biais de l’opération Turquoise qui est bien sûr mille fois justifiée sur le plan humanitaire puisqu’elle vise à apporter une aide d’urgence aux réfugiés et aux victimes des "massacres" à travers la création d’une Zone Humanitaire de Sécurité (ZHS).
Mais les arrière-pensées politiques ne sont pas absentes de l’opération : obliger le vainqueur FPR à accepter un "pat" comme on dit aux échecs, c’est-à-dire un match nul face aux "gouvernementaux" chez qui on chercherait des personnalités un peu moins compromises que les autres dans le génocide pour négocier une "paix des braves".
Et les "preuves d’amitié" à l’égard du clan présidentiel abondent une nouvelle fois : les miliciens et les soldats des FAR peuvent se réfugier dans la ZHS sans être vraiment désarmés, comme l’indique assez clairement la directive du général Lafourcade à ses commandants de groupements, le 14 juillet : "Dans ce contexte difficile, il va falloir appliquer progressivement les mesures prévues dans la ZHS. Le but à atteindre est d’essayer de fixer les FAR sur les emplacements actuels et d’éviter des mouvements et des déplacements d’armes. Par ailleurs, il faudra neutraliser et désarmer les milices. Il est évident que la poursuite des combats rend difficile l’exécution immédiate de ces dispositions. Mais je vous demande de commencer à faire passer le message aux différents responsables en précisant que c’est la France désormais qui contrôle la ZHS et en assure la protection. Concernant les milices, le commandement des FAR aurait décidé d’intégrer dans ses rangs les volontaires et de désarmer les autres. Ceci devrait permettre de faciliter notre action."
Et c’est depuis la ZHS que les membres du défunt gouvernement intérimaire ont pu s’échapper vers le Zaïre sans que la France ait jugé bon de les arrêter ou de les mettre en résidence surveillée, au grand désespoir de l’ambassadeur Gérard dont nous avons cité plus haut la réaction.

La France après le génocide des Tutsi : On est responsables de rien et, après tout, sait-on vraiment qui sont les assassins ?

Vu la ligne politique qu’elle a adopté au Rwanda, la France a mis beaucoup de temps pour reconnaître l’existence du génocide des Tutsi.
Elle le fait le 16 et le 24 mai par les voix de son ministre des Affaires Etrangères et de sa ministre de l’Action Humanitaire, mais elle "rétro-pédale" ensuite assez vite en n’employant plus guère le terme et en surveillant étroitement la création du Tribunal Pénal International appelé à juger les crimes commis.
Sans nier le génocide lui-même, elle fait tout pour laisser entendre que le FPR, désormais maître du pays, a commis ou a eu lui aussi la volonté de commettre un génocide. On comprend aisément pourquoi : s’il n’y a eu qu’un seul génocide, le vrai, celui des Tutsi, les dirigeants français seront montrés du doigt pour avoir été au mieux naïfs (ils ne l’ont pas vu se préparer), au pire complices (ils l’ont vu se préparer mais ils n’ont rien fait pour l’empêcher). Si, par contre, on peut faire croire qu’il y a eu deux génocides, tout change. Ce seraient les "traditions locales", racialement fantasmées, qui expliqueraient le drame, et la France serait en grande partie dédouanée.
Le point d’orgue de cette politique - car c’en est une - est atteint les 8-9 novembre 1994 au sommet franco-africain de Biarritz où les nouveaux dirigeants rwandais ne sont bien sûr pas invités (une note de l’Etat Major Particulier du président l’a déconseillé !) et où François Mitterrand emploie le mot "génocide" au pluriel dans le texte publié de son discours d’ouverture ("la guerre civile [au Rwanda] et les génocides qui s’en sont suivis") alors qu’il ne l’avait employé qu’au singulier lorsqu’il le prononça ! Un article du Monde en date du 11 novembre ("La fin du sommet de Biarritz. François Mitterrand n’a pas "le sentiment d’un échec en Afrique" ") souligne immédiatement ce hiatus. Il mérite d’être cité ici textuellement : "Y-a-t-il eu, selon François Mitterrand "un" ou "des" génocides au Rwanda ? Selon la version écrite de son discours de la veille, le président a fait état des "génocides". Lapsus ? Posée au cours de la conférence de presse, la question a donné lieu à un rapide échange : "Par écrit, c’était au pluriel et oralement c’était au singulier. Ce sont les mystères de l’éloquence." "Vous voulez dire qu’il y a eu un génocide qui s’est subitement arrêté avec la victoire des Tutsi ?" a-t-il ajouté, laissant entendre que le génocide n’était pas seulement le fait des extrémistes hutus. Et de répondre au journaliste qui affirmait s’interroger sur la bonne version : "Et bien, je m’interroge mois aussi." "
C’est le point de départ de la légende du "double génocide". François Mitterrand, Faurisson du génocide des Tutsi ?

Epilogue : La part du rêve

Le 10 juin 1994, alors que le conseil de sécurité de l’ONU avait, deux jours plus tôt, utilisé pour la première fois le terme "génocide" dans une de ses résolutions sur le Rwanda et que celui-ci avait déjà causé plus de 500 000 morts, François Mitterrand prononce une allocution à Oradour-sur-Glane pour le cinquantième anniversaire du massacre commis par les nazis dans ce village martyr.
On peut l’entendre dire ceci : "Cette persévérance [à vouloir faire revivre Oradour après le drame] est à mes yeux exemplaire. Comme est exemplaire la vocation que s’est donné Oradour : non pas celle des donneurs de leçons, comme il s’en trouve tant aujourd’hui, mais comme ceux qui transmettent un message, ceux qui portent un espoir, ceux qui ont quelque chose à dire aux autres ,quelque chose à leur apprendre qui fut terrible, qu’ils ont vécu mais qui doit être compris tout de même, comme l’obligation pour chacun d’entre nous de rechercher pour l’avenir, les moyens d’interdire de tels actes et les moyens d’élever le regard pour rechercher à travers le monde les traces, si rares au milieu des désastres, de ce qui autorise la solidarité et l’amour entre les hommes. [...] Ressentons en cet instant plus fortement que jamais ce qui nous unit. Et lorsque nous essayons à travers le monde, et d’abord en Europe, de construire une nouvelle amitié entre des peuples qui se sont déchirés, ce n’est pas seulement pour faire la part du rêve, c’est aussi et surtout parce que nous ne voulons pas que ça recommence et qu’il appartient aux générations prochaines de bâtir un monde où les Oradour ne seront plus possibles."
Combien d’églises brûlées au Rwanda ? Pardon pour lui, pardon pour nous.

Franck Schwab
Président de la Régionale de Lorraine de l’APHG
Membre du conseil de gestion de l’APHG
Ancien coopérant VSNA en Afrique noire (Gabon)


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