Commémorer Napoléon ?

La République doit-elle commémorer Napoléon ?
lundi 10 mai 2021
par  Franck SCHWAB
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..... et les professeurs d’histoire-géographie doivent-ils s’y associer ?

Le volume IX "Révolution, Consulat, Empire" (2010) de la dernière grande Histoire de France de référence, l’Histoire de France Belin, dont les chapitres sur le Consulat et l’Empire ont été écrits par Silvia Marzagalli, nous fournit quelques éléments de réponse.

L’Histoire de France Belin nous rappelle d’abord que, contrairement à ce qu’on a beaucoup entendu ces derniers temps dans les médias, la République ni même le suffrage universel - expression de la souveraineté populaire - ne disparaissent après le coup d’état de Brumaire.

La République se poursuit jusqu’à la proclamation de l’Empire, le 18 mai 1804. Simplement, il s’agit désormais d’une République dictatoriale, comparable à celles qui existent aujourd’hui au Kazakhstan ou dans la plupart des pays du continent africain.

Des élections sont même organisées par le pouvoir pour faire valider la nouvelle constitution de l’an VIII. "Le changement de régime s’opère dans une relative lassitude, nous dit l’ouvrage. Sur quelques 8 millions d’électeurs potentiels, 80% s’abstiennent. La nouvelle constitution n’obtient ainsi que 1,5 million de votes favorables. Une gigantesque manipulation de chiffres est alors orchestrée par Lucien Bonaparte, ministre de l’Intérieur : on ajoute, en bloc, un demi-million de "oui" des soldats des armées de terre et de la Marine, et quelque 900 000 votes supplémentaires répartis parmi les départements. Les résultats officiels, truqués, donnent alors 3 011 007 électeurs et 1562 contre." Apprentis dictateurs, prenez-en de la graine !

"La nouvelle constitution répartit le pouvoir législatif entre plusieurs assemblées, aux compétences réduites ; ainsi morcelé, il est étroitement soumis à l’exécutif" continue l’Histoire de France Belin.

Il s’agit du Conseil d’Etat qui prépare les projets de loi voulus par le Premier Consul ; du Tribunat qui les discute mais qui ne peut pas les modifier ; du corps législatif qui les vote mais qui ne peut pas les discuter.

Le sort fait par le Premier Consul au Tribunat est révélateur : "Exaspéré par la latitude accordée aux débats ainsi que par leur publicité, davantage encore que par le refus des projets de loi, qui demeura un phénomène limité, Bonaparte diminua dès le 19 nivôse an VIII (9 janvier 1800) la durée des discussions au Tribunat." Assez de parlottes comme cela ! C’est fatigant.

Bonaparte épure ensuite le Corps législatif (il en expulse notamment Benjamin Constant), avant de réduire de moitié l’effectif du Tribunat et de supprimer purement et simplement celui-ci en 1807. C’est ce qu’on appellerait aujourd’hui respecter les droits du parlement et tenir compte de l’équilibre des pouvoirs !

Le changement de régime est initié par une motion du Tribunat qui se prononce, nous dit toujours l’Histoire de France Belin, "pour la création d’un empire et pour l’hérédité de la dignité impériale dans la famille Bonaparte. Seul Carnot, qui avait voté contre le consulat à vie, s’y oppose. Cette motion est portée au Sénat [qui a le pouvoir de modifier la constitution] le 3 mai. Les sénateurs [pourtant déjà triés sur le volet par Bonaparte] rédigent alors un long mémorial demandant une série de garanties constitutionnelles : libertés individuelles et liberté de la presse, responsabilité des ministres, vote libre de l’impôt, etc. Napoléon, furieux, interdit la publication du texte et nomme une commission sénatoriale étroitement surveillée par Cambacérès et Talleyrand. Le texte du sénatus-consulte [créant l’Empire] est adopté le 18 mai 1804 (28 floréal an XII), avec trois votes contraires (dont celui de l’abbé Grégoire) et deux abstentions." Ite missa est !

Sur le rapport de Napoléon Bonaparte à la liberté de la presse, l’Histoire de France Belin, qui n’est pourtant pas un brûlot anti-napoléonien, ajoute de manière instructive ceci :

"Dans le projet politique de Bonaparte, c’est autour du chef, et uniquement de celui-ci, que doit se recomposer la nation, dont il se veut l’incarnation [Mussolini n’en voulait certes pas plus !]. Parfaitement conscient du potentiel subversif d’un débat libre au sein de la société civile, il impose une surveillance serrée et une censure rigide à la presse, à l’imprimerie et au théâtre qui sont les traditionnels foyers potentiels de diffusion des idées auprès d’un large public. Tout particulièrement sensible au rôle de la presse, qu’il avait déjà magistralement manipulée à son avantage lors de la première campagne d’Italie, Bonaparte s’attache non seulement à la museler, mais à en faire un instrument à son service.
Le rôle dévolu à la presse après Brumaire est clair : il s’agit de célébrer la grandeur du Premier Consul, puis de l’Empereur. Quelques mois à peine après le coup d’Etat, l’arrêté du gouvernement du 27 nivôse an VIII (17 janvier 1800) réduit de 73 à 13 le nombre de journaux parisiens autorisés à publier les nouvelles politiques. Trois d’entre eux sont par ailleurs supprimés au cours de l’année suivante, en raison des idées exprimées ou de leur réticence à accepter le contrôle des agents du gouvernement. La tendance à limiter le nombre de publications se poursuit tout au long de l’époque napoléonienne, notamment à travers la réunion forcée de plusieurs titres : en 1814, ne restent à Paris que quatre journaux."

Beau "roman national" que celui déroulé ici par l’Histoire de France Belin !

Si le rétablissement de l’esclavage par Bonaparte a été largement évoqué - avec juste raison - dans les médias, il est étonnant que personne, ou presque, n’ait évoqué son rôle de fossoyeur de la République ; comme si la République, et l’idée de liberté qu’elle incarne, n’intéressaient plus personne aujourd’hui, ce qui ne manque pas d’être inquiétant pour les éducateurs que nous sommes.

Les professeurs d’histoire-géographie, fonctionnaires de la République, doivent-ils donc commémorer Napoléon Bonaparte, c’est-à-dire le rappeler à la mémoire de leurs élèves ?

Bien sûr ! Comme toutes les personnalités qui ont marqué l’histoire de notre pays de manière indélébile.

Mais ne nous payons pas de mots : entre commémorer et célébrer, la différence n’est pas si tranchée que cela. On en veut pour preuve, les débats de naguère sur l’inscription - heureusement abandonnée - de Charles Maurras au livre des commémorations nationales.

Et quitte à célébrer absolument quelqu’un ou quelques-uns, en ce mois de mai 2021, célébrons plutôt ces grands défenseurs de la liberté que furent Benjamin Constant, Carnot ou l’abbé Grégoire.

Ils le méritent beaucoup mieux que Napoléon Bonaparte !

Franck Schwab
Président de la Régionale de Lorraine de l’APHG
Membre du conseil de gestion de l’APHG


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