L’enseignement de l’Education Morale et Civique à l’épreuve de l’actualité

jeudi 28 septembre 2023
par  Franck SCHWAB
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Bonnes pages du livre d’Arié Alimi, "L’Etat hors-la-loi. Logiques des violences policières", La Découverte, 2023, 229 pages, 19 euros.

Dans la première partie de cet ouvrage, l’avocat Arié Alimi conteste la notion d’une "violence légitime" qui serait exercée "de droit" par l’Etat. En s’en justifiant, ce dernier se placerait automatiquement "hors-la-loi".

Pour l’auteur, en effet, la loi n’accepte l’expression d’aucune forme de violence qu’elle vienne des individus ou qu’elle vienne des autorités. La seule violence qu’elle excuse - et donc qu’elle accepte malgré tout - est celle qui est commise, de manière nécessaire et proportionnée, en situation de légitime défense. Or, l’actualité nous montre que l’interprétation de cette situation par la police, comme par la justice, est souvent très extensible...

La réfutation initiale de la notion de "violence légitime" permet ensuite à l’avocat d’aborder son coeur de sujet : les violences policières, dont il nous dit (page 8) que les nier, « c’est nier ceux qui en sont victimes. C’est tenter d’effacer par les mots les conséquences de ses actes. C’est se retrancher de sa propre humanité en volant celle de l’autre. » Ce faisant, il n’hésite pas à nous alerter sur le fait qu’elles sont les « prémices à toute dictature » et le « signe avant-coureur de l’affaissement démocratique ».

La question des violences policières sera abordée ici à travers les pages portant sur "L’affaire Geneviève Legay", puis sur celles portant sur les violences "systémiques" dont Arié Alimi considère que sont victimes les jeunes de banlieue.

Une réflexion sur ces pages est bien sûr pour nous essentielle à un enseignement raisonné de l’Education Morale et Civique, quel que soit le "territoire" de la République où nous travaillons.

Franck Schwab

"L’affaire*Geneviève Legay"(pages 48-52) :

« Geneviève Legay est une militante d’Attac, âgée de soixante-quatorze ans au moment où elle participe à une manifestation de gilets jaunes contre la venue de Xi Jinping à Nice le 23 mars 2019. Le commissaire divisionnaire Rabah Souchi dirige les forces de l’ordre. Au cours des opérations, il ordonne une charge contre les quelques militants pacifistes présents sur la place Garibaldi. Au cours de cette charge, Geneviève Legay est projetée au sol et grièvement blessée, notamment à la tête. Son pronostic vital est engagé. Jean-Michel Prêtre, procureur de la République de Nice, confie l’enquête à la compagne du commissaire Souchi, alors commissaire en chef de la sûreté départementale de Nice, elle-même présente sur les lieux. Très rapidement, le procureur affirme qu’aucun contact n’a eu lieu entre les policiers et Geneviève Legay. Il conclut publiquement à la régularité de la charge et à l’absence de toute infraction imputable aux forces de l’ordre. Motif de sa décision : la participation de Geneviève Legay à une manifestation interdite, le refus d’obéir aux sommations de dispersion et la conformité de la charge à l’ordre donné par le commissaire Rabah Souchi, autorité légitime.
Moins de deux jours après les faits, le président de la République, Emmanuel Macron, déclare au quotidien Nice-Matin : "Quand on est fragile, qu’on peut se faire bousculer, on ne se rend pas dans des lieux qui sont définis comme interdits et on ne se met pas dans des situations comme celle-ci’’, en encourageant la manifestante à une "forme de sagesse". Au moment de ces déclarations, le pronostic vital de Geneviève Legay est toujours engagé. Je [Arié Alimi] suis désigné par les filles de cette dernière le lendemain des faits et je dépose plainte pour violences volontaires avec armes en réunion par personnes dépositaires de l’autorité publique auprès du procureur de la République de Nice.
Je décide ensuite de me rendre sur place pour la rencontrer après son réveil et découvrir au plus vite les circonstances exactes de sa chute. J’apprends par ses filles que des agents de sécurité de l’hôpital gardent l’entrée de sa chambre et disposent sur leurs téléphones portables des photos de personnes qui ne peuvent accéder à sa chambre. On me dit que je figure sur leur téléphone. Je renonce donc à mon déplacement mais parviens à organiser une conversation téléphonique avec ses filles après son réveil. Elle est encore sous le choc et dans un état de lucidité ne lui permettant pas d’exposer correctement les faits. Elle me dit cependant que, dès son réveil, plusieurs policiers sont venus dans sa chambre prendre sa déposition et lui suggérer avec insistance qu’un caméraman avait pu provoquer sa chute.
Face à ces méthodes, j’organise un appel à témoins sur Twitter avec la photo d’un policier dont la main se trouve devant le corps de Geneviève Legay, laissant penser qu’il a poussé cette dernière au cours de la charge. L’initiative sera particulièrement décriée, en particulier dans la sphère policière et politique, qui me reproche de vouer aux gémonies un fonctionnaire de police. Le tweet, puis l’enquête de Pascale Pascariello, journaliste à Médiapart, conduiront à faire plier la communication officielle. Au cours d’une nouvelle conférence de presse, et au regard des images qui avaient pourtant été visionnées dès le début de l’affaire, le procureur de la République de Nice reconnait que la chute de Geneviève Legay était consécutive à l’action violente du policier. Plus tard, l’IGPN rendra un rapport concluant que la foule se montrait pacifique et que la charge n’était ni nécessaire ni proportionnée. Le procureur de la République concédera dans les colonnes du Monde avoir menti pour protéger M. Macron après qu’il avait sermonné Geneviève Legay.
La Cour de cassation ordonnera le dépaysement de l’instruction ouverte au tribunal judiciaire de Nice en raison de l’implication potentielle du procureur de la République, du préfet de Police et du commissaire divisionnaire. Le procureur Jean-Michel Prêtre sera muté au parquet général de la cour d’appel de Lyon avec de faibles responsabilités. Le préfet des Alpes-Maritimes, qui avait ordonné l’interdiction de la manifestation et était présent dans la salle de commandement, sera envoyé en Seine-Saint-Denis. Puis l’arrêté d’interdiction de la manifestation sera annulé par la justice administrative, et le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner décorera le commissaire Rabah Souchi et sa conjointe [!]. Cherchez l’erreur.
J’ai, depuis, rencontré Geneviève Legay et ses filles dans un hôpital de repos pendant sa longue convalescence. Souffrant de la perte du goût et de l’odorat, elle n’a pas recouvré toutes ses fonctions cognitives, son cerveau ayant subi de graves dommages. La procédure d’instruction n’est toujours pas terminée, les juges successifs tardent depuis octobre 2021 à rendre une ordonnance de renvoi devant les juridictions correctionnelles malgré les réquisitions successives du parquet depuis le mois d’octobre 2021 et nos demandes réitérées à l’instruction. A près de soixante-dix-huit ans, Geneviève Legay attend toujours le procès de ses agresseurs.
Parallèlement, le parquet en charge de l’affaire a demandé à la juge d’instruction d’ordonner le renvoi du commissaire Souchi devant une juridiction correctionnelle pour y être jugé des faits de complicité de violences volontaires par PDAP [Personne Dépositaire de l’Autorité Publique] sur Geneviève Legay en raison du caractère manifestement disproportionné de l’ordre de charger. L’enquête a par ailleurs révélé qu’un commandant de la gendarmerie avait refusé d’obéir à l’ordre. C’est donc la police seule qui a accepté le même ordre, manifestement illégal. A l’issue d’une très longue instruction, le commissaire Rabah Souchi sera jugé devant le tribunal correctionnel de Lyon pour sa complicité par instigation dans les violences volontaires par PDAP commises sur Madame Legay. Le jugement ne sera rendu qu’à l’issue de la publication de ce livre. Ce qui est bien dommage car les jugements portant des violences commises par des donneurs d’ordre sont extrêmement rares. »

Les violences concernant les jeunes de banlieue (pages 59-72).

« J’ai découvert les violences policières dans l’exercice de ma profession à une époque où ma robe encore neuve ramassait la poussière des salles d’audience, notamment celle des comparutions immédiates du tribunal correctionnel de Bobigny. Passant de commissariat en commissariat, j’assistais de jeunes gardés à vue au cours de l’entretien de première heure, à un moment où l’idée même d’être présent aux auditions semblait inconcevable aux juges et aux policiers. C’est dans ces boxes exigus, sans fenêtre, aux néons blafards, que mes yeux se sont portés pour la première fois sur des visages et des corps tuméfiés. Il m’était alors quasiment impossible de penser que des policiers puissent volontairement frapper ou tabasser les personnes qu’ils interpellaient. Mais il en va des violences policières comme du déniaisement de l’adolescent face aux choses de la vie, sauf pour la plupart de ceux qui vivent dans les quartiers populaires : on les découvre sans les comprendre, puis on les assimile au fur et à mesure comme des faits indéniables qui rythmeront nos vies futures. Ce furent d’abord des rougeurs autour des poignets, puis l’orbite des yeux, noir violacé, parfois un bras cassé, sans que le médecin commis pour la garde à vue y trouve à redire. Plus tard, les traces brunes des brûlures de taser, utilisé inconsidérément dans un geste devenu anodin cinquante ans après l’abandon de la torture à la gégène sur les peaux algériennes.
[... ..]
Ces violences m’ont également fait prendre conscience du traitement spécifique et discriminatoire à l’égard des populations des quartiers populaires, à rebours du discours présentant l’action de la police comme seule réponse à la criminalité et à la dangerosité des quartiers populaires. Que l’activité de revente de stupéfiants et toute autre forme d’activité illégale soit présente dans ces quartiers, cela va de soi : cela relève de la logique sociale. Tout environnement économiquement précaire, au taux de chômage particulièrement élevé, aux habitats souvent insalubres, et oû se cumulent les discriminations sociales et raciales, crée de l’illégalité. Celle-ci offre de fait un tissu économique alternatif, une capacité de survie, ne serait-ce qu’alimentaire, et parfois un meilleur confort matériel. Mais l’opinion publique, nourrie à l’idée d’une criminalité endogène aux quartiers populaires, ne peut que conclure à la nécessité d’une présence policière plus importante, d’un recours à des moyens exceptionnels, y compris la violence, pour faire face à une population qui serait par nature plus dangereuse. Ce discours se traduit dans le traitement judiciaire des violences policières : la victime est toujours déjà un peu coupable du fait de son lieu de résidence.
Chaque classement sans suite, chaque non-lieu, chaque relaxe en matière de violences policières est une défaite. Pas seulement pour l’avocat que je suis : pour la croyance de ces jeunes dans la République, l’Etat de droit et la possibilité d’obtenir justice face aux violences de la police. S’inscrire dans une citoyenneté ou simplement dans une société qui n’a eu de cesse de vous renvoyer une image dégradée de vos parents, de vos grands-parents et de vous-même, celle de l’indigène culturellement inadaptable, relève de l’impossible. Y compris, ou peut-être surtout, quand vous avez évolué ou grandi sur les bancs d’une école qui vous a appris que la République française garantit l’égalité de tous quelle que soit son origine, sa couleur de peau ou sa croyance, tout en se voyant refuser la possibilité de vivre réellement cette égalité. Impossible, alors, de ne pas se sentir différent, discriminé, génération après génération, et de ne pas relier la violence d’aujourd’hui à celle subie autrefois par ses grands-parents, tabassés par les brigades antiviolence, ancêtres des BAC, voire jetés dans la Seine...
Quand on prend conscience de cela, tous les classements sans suite, les non-lieux, les relaxes ne peuvent apparaître que comme les symptômes d’un mal social endémique que l’on doit combattre pour donner un sens à sa vie, au risque de l’obsession. Le discours médiatique et politique actuel se construit autour de la non-allégeance supposée des populations populaires non blanches à la nation française .Il est alimenté par les polémiques autour de quelques symboles, comme les drapeaux algériens, tunisiens ou marocains arborés par des supporters de football, ou par les nombreux débats relatifs à la priorité de la foi religieuse sur la loi française, voire par l’obsession du "grand remplacement" et de l’islamisation de la France par des mouvements prétendument très organisés. Ce discours, autrefois cantonné aux milieux de la droite dure et de l’extrême-droite, a essaimé dans toute la sphère médiatico-politique à la faveur de la banalisation de ces courants politiques, et de la bataille culturelle qu’ils ont activement menée. Aujourd’hui, ces derniers détiennent des chaînes de télévision et de nombreux journaux qui se sont organisés pour diffuser images et idéologies racistes sur les réseaux sociaux et dans le débat politique majoritaire. Rares sont ceux désormais qui interrogent la construction coloniale et ségrégative des quartiers populaires ou l’origine de la criminalité et de l’appétence pour la foi religieuse. Tous ces discours, débats et imageries concourent à la construction de l’immigré ou du musulman en ennemi, intérieur et extérieur. »


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