Le génocide des Tutsi : deux récits

"Le convoi" de Beata Umubyeyi Mairesse (Flammarion, 2024) et "Même Dieu ne veut pas s’en mêler" d’Annick Kayitesi-Jozan (Le Seuil, 2017)
dimanche 31 mars 2024
par  Franck SCHWAB
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Les deux récits dont il est ici rendu compte ont été écrits par deux femmes qui étaient toutes les deux adolescentes au moment des faits ; qui, sans se connaître vivaient toutes les deux à Butare, centre universitaire et deuxième ville du Rwanda ; qui, toutes les deux aussi, ont été sauvées par les convois de l’association humanitaire suisse Terre des Hommes.
La première parle beaucoup de ce sauvetage dans son récit, l’autre très peu.
Le second compte rendu est paru sous le titre "Ô vous, frères humains" dans le numéro 929 d’avril 2018 du Patriote Résistant, le mensuel de la FNDIRP (Fédération Nationale des Déportés et Internés, Résistants et Patriotes).

Introduction

« Autre est de savoir en gros l’histoire d’une chose, autre d’en connaître les particularités : la vérité morale d’une action ne se décèle que dans les détails de cette action » Chateaubriand Mémoires d’outre-tombe.
Exergue du Génocide au village d’Hélène Dumas, Points-Histoire, rééd. 2024 (livre extraordinaire).

Beata Umubueyi Mairesse, "Le convoi", Flammarion, 2024, 333 pages, 21 euros

« C’est drôle comme l’année 94 semble être la fin et le début des choses, elle se dresse comme une pierre tombale et un panneau en même temps » écrit l’un de ses correspondants à l’auteure qui avait quinze ans au moment du génocide des Tutsi et qui y a miraculeusement survécu en intégrant avec sa mère un convoi d’enfants vers le Burundi organisé par l’ONG suisse Terre des Hommes.

Le témoignage de cette Rwandaise métisse, de mère tutsi, fait penser à celui d’une "passagère clandestine" des lieux qui l’ont protégée - dans l’hôtel où elle s’est longuement cachée - du transport qui l’a sauvée et qui était réservé à des enfants de moins de douze ans, mais aussi peut-être - syndrome du survivant (on pense ici aux romans de Jean Cayrol) - de l’existence qu’elle a poursuivie jusqu’à l’écriture de ce livre.

Sa vie n’a tenu qu’à un fil, nous dit-elle, en particulier ce jour de juin où elle fut découverte au sein de l’hôtel par les génocidaires : « Nous entendons les cris. Ce sont les tueurs qui hurlent, pas leurs victimes [deux autres Tutsi, découverts avant elle, sont alors assassinés]. La peur nous liquéfie. Les rideaux fermés de la chambre nous gardent terrées dans la pénombre. Les bruits venant du dehors sont tranchante acuité. On entend tout. [...] J’ai l’impression de fondre comme un glaçon posé sur le feu, et de bouillir en même temps. Des milliers de bulles d’eau crépitent dans ma tête puis semblent couler de mes oreilles pour se fracasser sur les sons extérieurs, rocs de granit brut. Depuis, je n’ai plus jamais éprouvé cette sensation, cette peur-là. Mais est-ce que les gens qui me liront, est-ce que les enfants qui m’écoutent [dans le lycée où elle témoigne] comprennent ce mot de la même façon que moi ? Comme le disait si bien Mado, camarade de déportation de Charlotte Delbo, les gens utilisent avec légèreté les mots, ignorant ce qu’ils signifient pour les survivants : "Tu les entends dire : j’ai failli tomber. J’ai eu peur." Savent-ils ce qu’est la peur ?" Des décennies plus tard, un jour de mauvais temps où je regardais l’océan déchaîné se jeter sur les flancs de pierre de la côte atlantique, j’ai vu, matérialisée, cette chose qui s’était jouée dans mon corps en ce milieu de juin 1994, alors que j’étais sur le point de mourir. »

Son bouleversant témoignage ne correspond cependant qu’à une partie du livre qui, pour l’essentiel, retrace une quête, celle des images du convoi qui l’a sauvée. En retrouvant ces images - photos et reportage tourné par des journalistes de la BBC - il s’agit pour elle de se les réapproprier et - consciemment ou inconsciemment - de se réapproprier sa vie.

Enfin, témoignage et recherche ne sont pas effectués en son seul nom mais au nom de tous les siens, de toutes les victimes.

En ce sens, elle rejoint les grands témoins de la déportation et de la Shoah - les Charlotte Delbo, Primo Levi et Robert Anthelme - qui témoignaient toujours en nom collectif, pour eux et pour tous les autres.

Annick Kayitesi-Jozan, "Même Dieu ne veut pas s’en mêler", Le Seuil, 2017, 229 pages, 19.50 euros

« Adolphe est un homme de taille moyenne, il n’est ni vraiment beau ni vraiment laid, il est plutôt banal, il a le teint clair. Il était gentil avant de faire tuer ma mère. Il a fait tuer Victor aussi. Puis une petite-fille hier après-midi. Avant, à l’aube, il a fait torturer l’ouvrier que les veilleurs de nuit ont fait tomber du toit. Il est gentil Adolphe. Tout le monde dit de lui qu’il est gentil. Il le sera plus encore quand il aura réussi à me faire tuer aussi. »

Ainsi commence ce livre exceptionnel, écrit par une survivante du génocide tutsi, qui raconte la mort des siens, et sa propre mort - car on ne survit pas impunément à un génocide - mais aussi son retour progressif dans le monde des vivants à travers la famille qu’elle a recréée en France.

La construction de l’ouvrage est très savante.

L’auteure procède en effet par aller-retour spatiaux-temporels pour dévoiler par fragments successifs ce qui s’est produit dans le quartier de Ngoma, à Butare, au Rwanda, le 30 avril 1994, le puzzle des événements tragiques s’assemblant définitivement dans les toutes dernières pages du livre.

Mais si la construction est savante, il n’y a aucune recherche d’effet littéraire, aucune afféterie, aucune rouerie propre à l’écrivain de métier.

La forme est ici entièrement au service du fond.

Il s’agit pour l’auteure, comme pour tout survivant, de témoigner en faveur des siens dans la langue la plus claire et la plus précise possible - qu’elle a la chance de posséder - afin qu’ils ne soient pas oubliés.

Il s’agit aussi pour l’auteure, comme pour tout survivant, d’obtenir réparation morale, cette réparation qu’attendait Germaine Tillon du procès de Ravensbrück et qui l’a naguère tant déçue (lire Marie-Laure Le Foulon, Le procès de Ravensbrück, 2016) puisque les coupables se sont enfermés dans la mauvaise foi et ont tout de suite minimisé leurs responsabilités par peur d’une justice des hommes qui a fini par se faire prendre à leur jeu.

Au Rwanda, c’est encore pire car les coupables sont l’immense majorité de la population. Impossible de juger et de mettre en prison tout le monde !

Les assassins sont restés maîtres du terrain et le crime a en quelque sorte payé, ce que ressent douloureusement l’auteure lorsqu’elle revient sur place : « Un jour, huit ans après le génocide, je suis retournée dans la maison d’oncle Jean et de tante Aurélia. [...] J’essayais de trouver un sens à ce qui nous était arrivé. J’ai revu les mêmes hommes avec les machettes, sauf que ce n’est pas le sorgho qu’ils avaient taillé mais tante Aurélia, oncle Jean et tous leurs enfants. J’ai discuté avec eux, à la façon rwandaise. Je savais qu’ils les avaient tués, ils savaient que je savais, mais nous faisions comme si rien ne s’était passé. Nous faisions comme si c’était d’autres personnes, quelques monstres venus d’un autre monde, arrivés là sans prévenir pour les assassiner. »

Il ne reste aux victimes qu’à dresser des mémoriaux - l’auteure en parcourt un - qui servent autant à honorer les défunts qu’à rappeler leur crime aux criminels : « Oui, ces yeux morts mais ouverts vous regardent, haïsseurs, vous regardent lorsque tendrement vous baisez la joue de votre femme ou le front de votre fils, vous regardent lorsque vous riez, vous regardent lorsque paisiblement vous dormez, vous regardent lorsque vous priez, vous regarderont lorsque vous agoniserez » écrivait Albert Cohen dans Ô vous, frères humains en concluant que si les hommes se contentaient de ne plus haïr plutôt que de prétendre aimer leur prochain (il y a beaucoup d’églises au Rwanda, comme en Autriche), l’humanité progresserait déjà quelque peu ...

Réparer moralement signifie aussi réexaminer le rôle joué par la France dans toute cette affaire.

L’auteure n’en parle pas, si ce n’est pour s’étonner de l’indifférence qui régnait dans le pays juste après les massacres : « Nous sommes arrivées [elle et sa soeur] à Paris au mois d’août, en plein été, les gens avaient l’air heureux, allongés paisibles au soleil. Des heures et des heures à ne rien faire d’autre, sinon prendre le soleil. Chez nous, de là où je venais, je n’avais jamais vu personne étalé comme ça au soleil, sauf ceux atteints de malaria, avec une fièvre à claquer des dents. Ou alors les morts. Seuls les cadavres pouvaient rester ainsi. Je n’aimais pas ces journées. Au parc, des enfants s’amusaient près de leurs mères immobiles. Les gens passaient à côté d’eux sans même les remarquer. Je pensais à mon petit frère, lui qui rêvait de manège et de chevaux de bois. Je l’entendais hoqueter lors de ses derniers instants, seul sous le soleil brûlant. »

Qu’a fait la France de Mitterrand pour venir en aide aux Tutsi et aux Hutu modérés, eux aussi massacrés par les Hutu extrémistes ? Cette France de Mitterrand qui considérait encore, trois semaines après le début du génocide, et déjà 200 000 morts, que la faction la plus dangereuse du Rwanda était non pas celle des extrémistes hutu mais celle des Tutsi du Front Patriotique Rwandais (de Paul Kagamé) qualifiés par le général Christian Quesnot, alors conseiller militaire du président, de « Khmers noirs » et de « parti le plus fasciste qu’ [il eût] jamais vu en Afrique » (Philip Short, François Mitterrand, portrait d’un ambigu, 2015) ?

Si ce livre remarquable pouvait, par la force de son propos, contribuer à rouvrir un tant soit peu le dossier du criminel aveuglement français de l’époque, il aurait atteint une bonne partie de son but.

Franck Schwab

Nota Bene

Depuis la parution de ce livre - et le compte rendu qui en a été fait - la France a fait beaucoup de chemin dans la reconnaissance de son aveuglement à travers notamment le rapport de la Commission de recherche - dite "Commission Duclert" sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi qui a été remis au président de la République le 26 mars 2021 et dont on peut trouver la recension sur ce site sous le titre "Justice pour les Tutsi !".

Post-Scriptum : un épisode de l’après-génocide raconté par Hélène Dumas dans Le génocide au village, Le Seuil Points-Histoire, 2014, rééd. 2024 (pages 286-288).

« Domitilla se souvient avec précision de la date de son retour à Nyarurama [la colline où elle vivait et dont elle est l’une des trois seules survivantes tutsi] : c’était le 14 novembre 1994. Elle sait où ses enfants ont été tués, l’ayant appris au moment du massacre par le voisin qui la cachait, avant de la chasser de sa maison. Mue comme beaucoup de survivants par la volonté d’offrir une sépulture décente aux siens, elle revient au bord des "WC" [il s’agit du terme qu’elle emploie, nous dit l’auteure] afin d’examiner la façon dont elle pourrait sortir les petits cadavres de la fosse, symbole d’une dégradation ultime, de la mauvaise mort (urupfu rubi). Elle constate la transformation des toilettes en un trou à ordures, les habitants de Nyarurama jetant leurs immondices "sur [ses] enfants". Désormais, symboliquement, les victimes sont devenues les déchets ménagers du voisinage, après avoir été ravalés au rang d’excréments au moment de leur assassinat. Pour la mère en deuil, voilà un nouvel acte de cruauté de la part des voisins qui provoque chez elle une "crise traumatique" (gubabamuka). C’est pourtant vers ce voisinage qu’elle est contrainte de se retourner pour demander de l’aide, l’un des tueurs étant devenu le fonctionnaire local. Elle ne se résout pas à une telle démarche et revient inlassablement vers la fosse, ne sachant comment déterrer les corps qui y sont plongés par plusieurs mètres de fond sous l’amoncellement des détritus. Une ultime offense la décide de s’adresser au responsable de l’administration communale qui a remplacé son père après que ce dernier, soupçonné de participation au génocide, a été emprisonné.
Afin de soutenir la légitimité de sa requête, elle invoque l’inégalité de traitement entre les corps "des Interahamwe [les miliciens hutu], vos semblables" qui ont été enterrés tandis que "vous lancez encore des débris sur les dépouilles (amagufa) des nôtres". Le fonctionnaire se contente de répondre qu’elle peut demander de l’aide à ses voisins, mais qu’ils risquent de la tuer pour de bon. Domitilla écarte la mise en garde menaçante et se lance dans une course folle, de maison en maison, exhortant ses voisins "à venir enterrer ces gens". Si certains acceptent de la suivre, ce n’est pas sans se moquer de son empressement à enterrer "en dignité" ses enfants qui, disent-ils, "ne ressusciteront pas". Domitilla rapporte avoir invoqué le devoir d’une mère : "Une personne doit enterrer ceux qu’elle a mis au monde (umuntu abamba abo yabyaye)." Après un moment passé à extraire les déchets, les voisins/tueurs déclarent qu’ils sont fatigués et s’en retournent à leurs activités.
Douze ans plus tard [lors du procès gacaca de 2006), ils sont encore une fois face à Domitilla ; elle leur pose alors cette question : "Pourquoi n’étiez-vous pas fatigués quand vous avez jeté (mubata) mes enfants dans ces toilettes ?"
Jusqu’en avril 2010, les corps des dix-huit victimes - dont quinze étaient des enfants - sont demeurés dans la fosse septique, transformée en décharge puis, plus tard, en tombeau collectif, scellé sous une dalle de béton surmontée d’une croix de fer.
L’histoire de ce lieu perdu au creux de la colline ne saurait se raconter sans celle de la seconde survivante. Gardienne de ce lieu de mémoire familial, Joséphine Kampire vit toujours dans le temps du génocide, "dans cette guerre", pour reprendre ses propres mots. Expérience singulière, mais qui donne corps à la spécificité rwandaise que représente la cohabitation entre victimes et bourreaux. Les exhortations gouvernementales à la "réconciliation nationale", assorties d’exemples édifiants de pardons mutuels, ne sauraient faire écran aux difficultés posées par une telle coexistence et à la violence - symbolique, verbale et parfois physique - qu’elle impose aux rescapés. Dans tous les cas, le présent ramène à la brutalité du passé, faisant des menus événements de la vie quotidienne autant de symptômes de cette histoire vivante. »


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