Anatomie d’une tragédie

Recension de l’ouvrage de Jean-Pierre Filiu "Comment la Palestine fut perdue et pourquoi Israël n’a pas gagné. Histoire d’un conflit (XIXème-XXIème siècle)", Editions du Seuil, 2024, 427 pages, 24 euros.
vendredi 15 mars 2024
par  Franck SCHWAB
popularité : 39%

Le conflit historique des deux nationalismes juif et palestinien est « une des tragédies les plus poignantes de notre temps » selon l’auteur de cet ouvrage qui retrace leur combat impitoyable pour la possession de la terre de Palestine à travers l’examen thématique des forces du camp sioniste - qui l’aurait déjà quasiment emporté - et des faiblesses du camp palestinien - qui l’aurait déjà quasiment perdu.

Mais si des présidents américains comme Truman et Trump ont pu être considérés par certains supporters du sionisme comme les nouveaux "Cyrus" du peuple juif, l’auteur laisse aussi entendre qu’il existe des victoires à la Pyrrhus dont la guerre menée aujourd’hui à Gaza pourrait être l’illustration...

La principale originalité du livre est de mettre en évidence, parmi les grands atouts du nationalisme juif, l’existence d’un "sionisme chrétien" qui a préexisté au sionisme historique de Theodor Herzl, qui continue toujours de l’accompagner actuellement - voire même de le précéder - et qui est assez difficile à comprendre pour nous Français, car issu des milieux protestants évangéliques anglo-saxons.

Ce sionisme chrétien à fondement eschatologique postule que, pour que les dessins de Dieu s’accomplissent (en gros, le Jugement Dernier), les Juifs doivent revenir en Palestine et les Arabes doivent au préalable y faire place nette.

Il est donc bien plus radical que le sionisme "classique", les évangéliques américains reprochant même aux Juifs de leur pays - beaucoup plus modérés - d’être souvent bien trop "mous" dans leur combat en faveur d’Israël.

Ce sionisme chrétien explique aussi en grande partie le « deux poids, deux mesures » dont presque tous les présidents des Etats-Unis - à la notable exception de Jimmy Carter - ont fait preuve jusqu’à maintenant dans ce conflit, ne serait-ce que pour de simples raisons électoralistes.

L’auteur nous conduit ici dans une brillante analyse à fronts renversés puisque les fanatiques religieux, facteurs de désordre, d’injustice et de violence, ne sont plus les classiques "barbus" islamistes qui peuplent notre réalité normative mais des individus beaucoup plus discrets et d’aspect fort honorable, comme l’ancien vice-président Mike Pence ou l’actuel président (trumpiste) de la chambre des représentants Mike Johnson...

Parmi les autres atouts du nationalisme juif, l’auteur met aussi en évidence - outre la stratégie du fait accompli systématiquement appliquée depuis les origines - ce qu’il appelle son « pluralisme de combat ».

Sans revenir sur l’opposition entre religieux et laïcs, le nationalisme juif a en effet toujours été composé de courants très différents qui se sont durement affrontés à propos des politiques à suivre, un sionisme de gauche - celui de Ben Gourion - s’opposant à un sionisme de droite - celui de Jabotinsky (dont Netanyahou est issu) ; un sionisme ouvertement terroriste - celui de l’Irgoun de Menahem Begin ou du Lehi d’Ytzhak Shamir - s’opposant à un sionisme légaliste - celui de l’Agence juive.

Au bout du compte cependant, l’ouvrage montre qu’au-delà des prises de distance de façade ou des condamnations de principe, tous ces courants se sont toujours "tenus les coudes" face à l’extérieur comme l’indique par exemple l’existence à Tel-Aviv, rapportée par l’auteur, d’un « musée à la gloire du Lehi et dépendant du ministère de la Défense » où « Le meurtre du premier diplomate chargé de régler pacifiquement le conflit israélo-palestinien [le comte Folke Bernadotte, en 1948] est célébré aujourd’hui. »

Une telle constatation ne peut que nous conduire à être relativement pessimiste concernant l’évolution actuelle de la situation à Gaza.

Cette solidarité "des sionismes dans le sionisme" marque sa grande différence avec le nationalisme palestinien, tout aussi "pluraliste" mais très peu soutenu hors de ses frontières et beaucoup moins solidaire en interne que les grands courants du nationalisme juif.

L’auteur consacre ainsi tout un chapitre à « l’illusion arabe » qui vit les "frères" égyptiens, jordaniens ou syriens beaucoup plus chercher à instrumentaliser à leur profit le nationalisme palestinien qu’à le servir, comme le croyaient pourtant naïvement à l’origine les Arabes de Palestine.

Il consacre aussi de longs développements aux rivalités incessantes à l’intérieur du mouvement national palestinien qui furent encore aggravées par le fait qu’il devint pour l’essentiel, à partir de 1948, un mouvement d’exilés, mal instruits de la réalité du terrain, et qui, par toute une série d’erreurs commises à des moments stratégiques, a en grande partie saboté lui-même sa cause, Arafat en personne n’échappant pas à cette critique.

Reste enfin, pour expliquer la défaite actuelle du nationalisme palestinien, le « deux poids, deux mesures » évoqué plus haut ; un « deux poids, deux mesures » pratiqué par les Etats-Unis mais aussi par l’ensemble des pays occidentaux, et par la France en particulier dont l’auteur rappelle qu’avant les Etats-Unis, elle fut le principal allié d’Israël jusqu’en 1967 et la rupture (partielle) entre l’état israélien et De Gaulle.

Outre le très célèbre « peuple d’élite, sûr de lui et dominateur », les autres paroles que celui-ci prononça lors de sa fameuse conférence de presse du 27 novembre, et que l’auteur rappelle dans son ouvrage, méritent ici d’être rapportées : « Maintenant, il [Israël] organise, sur les territoires qu’il a pris [dont la Cisjordanie et Gaza], l’occupation qui ne peut aller sans oppression, répression, expulsions, et il s’y manifeste contre lui une résistance qu’à son tour il qualifie de terrorisme ».

De tels propos vaudraient vraisemblablement aujourd’hui au général une convocation au poste de police le plus proche de l’Elysée !

Car notre pays n’est plus désormais sur des positions gaulliennes. Autre temps, autre moeurs...

Au total, ce livre présente le grand mérite de nous rappeler que le conflit israélo-palestinien n’est pas et n’a jamais été un "choc de civilisations" - dans lequel certains chrétiens illuminés ou certains racistes partisans de la guerre universelle voudraient nous entrainer - mais qu’il est un conflit politique pour la possession d’une terre, auquel il faudra bien finir par trouver une solution.

Et très rapidement !

Car ce que vit aujourd’hui la population civile de Gaza est inacceptable pour tout être humain qui se respecte, qu’il soit juif ou non-juif, israélien ou pas, et quel qu’ait été le traumatisme de l’attaque terroriste initiale du 7 octobre à propos de laquelle l’auteur a clairement affirmé dans son introduction : « Tous les sentiments sont légitimes face à l’horreur perpétrée ce jour-là, la sidération, la rage, le désespoir, la colère, l’effroi ou la dépression, tous ces sentiments sont légitimes, sauf la surprise. »

Franck Schwab


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