Les apprentis-sorciers de l’Elysée

Recension de l’ouvrage de Vincent Duclert "La France face au génocide des Tutsi. Le grand scandale de la Vème République", Tallandier, 2024, 633 pages, 25.50 euros.
dimanche 31 mars 2024
par  Franck SCHWAB
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Cet article est paru sous le même titre dans le numéro 995 d’avril 2024 du Patriote Résistant, le mensuel de la Fédération Nationale des Déportés et Internés, Résistants et Patriotes (FNDIRP).

« Le 24 juin [1994], réagissant à une note de Gérard Fuchs, secrétaire national aux relations internationales du Parti socialiste, qui insiste, dans le contexte du vote au Conseil de sécurité de la résolution autorisant l’opération [militaro-humanitaire] Turquoise, sur la nécessité de prendre des distances avec le régime "responsable du déclenchement des tueries", le Président paraphe d’un "juste mais idiot" » nous dit, page 389 de son livre, l’auteur de ce remarquable ouvrage qui y dresse le bilan quasi définitif des responsabilités élyséennes dans le dernier génocide du XXème siècle que le régime hutu raciste du président Habyarimana et de son clan a perpétré au Rwanda, il y a maintenant juste trente ans.

Pour François Mitterrand, auteur du paraphe précité, la demande du responsable socialiste est « juste » car, à la date où celui-ci rédige sa note, le régime hutu au pouvoir est déjà responsable de la mort de plusieurs centaines de milliers de Tutsi depuis le déclenchement d’un génocide commencé le 6 avril.

Mais elle est « idiote » car elle ne tient pas compte de la politique française de résistance à l’hégémonie anglo-saxonne dans la région des Grands Lacs conduite avec constance par le Prince depuis son arrivée au pouvoir.

Dans la vision en effet proprement "délirante" du président comme de sa "garde rapprochée" - les militaires de son Etat Major Particulier, ses conseillers "Afrique", le secrétaire général de l’Elysée - les Tutsi massacrés sont les alliés objectifs d’un mouvement d’opposition armé - le Front Patriotique Rwandais (FPR) du futur président Paul Kagamé - piloté depuis l’Ouganda voisin par les intérêts anglo-américains.

Dans ce contexte, les "bons" africains que la France doit soutenir sont les Hutu francophones du clan Habyarimana, même s’ils ont de regrettables tendances extrémistes - mais, mon cher monsieur, les noirs ont toujours eu un petit côté "sauvage", on n’y peut rien - les "méchants" sont les Tutsi anglophones de l’extérieur (réfugiés en Ouganda), les Tutsi francophones de l’intérieur et les Hutu modérés de l’intérieur qui croient naïvement - les fous ! - pouvoir s’entendre avec l’ethnie adverse pour démocratiser le pays. (Ils seront eux aussi assassinés dès le 6 avril dans l’indifférence totale du "pays des droits de l’Homme").

A nous, Dupleix et Montcalm, les défenseurs héroïques de l’Inde et du Canada français ! A nous, Marchand, l’immortel héros de Fachoda !

Cette grille de lecture idéologique, qui remonte pour le moins au XIXème siècle, explique la cécité absolue de l’Elysée sur la mise en oeuvre du processus génocidaire (tout génocide se prépare) qui a précédé l’explosion du 6 avril.

Pour prendre un exemple entre mille donnés par l’ouvrage, lorsque le colonel Galinié, un lanceur d’alerte courageux (sa carrière sera brisée), envoie à l’Etat Major Particulier (EMP) du président un télégramme diplomatique évoquant, dès octobre 1990, le risque d’ « élimination physique à l’intérieur du pays des Tutsi, 500 000 à 700 000 personnes, par les Hutu », l’EMP répond par le biais du colonel Huchon : « Ton T[élégramme] D[iplomatique] Kigali ne sert pas le président H[abyarimana]. Dommage » (note 56 de la page 523).

Tout est dit ici en quelques mots lapidaires sur le type de discours que l’on souhaite entendre (ou plutôt, ne pas entendre) au Palais !

Cette grille de lecture idéologique explique également la cécité absolue de l’Elysée pendant le génocide qui sera en grande partie à l’origine du drame de Biserero où trois longues journées s’écouleront entre la découverte de survivants tutsi menacés par les tueurs et leur secours par nos troupes ; cécité qui mettra d’autre part les soldats de l’opération Turquoise dans une situation morale très difficile tout au long de leur séjour puisqu’ils s’apercevront très vite que le "méchant" (FPR) qu’on leur avait présenté au départ était le "bon" (au sens où il cherchait lui aussi à sauver les victimes du génocide) alors que le "bon" (les Forces Armées gouvernementales Rwandaises ou FAR) était le "méchant" (puisqu’il continuait à massacrer à tour de bras des civils sans défense) !

Cette grille de lecture idéologique explique enfin la cécité absolue de l’Elysée après le génocide puisqu’il militera activement à l’ONU pour la création du TPIR (Tribunal Pénal International pour le Rwanda) dans l’espoir d’y trainer le FPR de Paul Kagamé, pour des massacres supposés de même ampleur, afin de donner corps à l’accusation de "double génocide", le comble de la mauvaise foi et du cynisme étant atteint par le président au sommet franco-africain de Biarritz de novembre 1994.

Car s’il y eut "double génocide", on peut tout mettre sous l’appellation "massacres inter-ethniques" - hélas, tristement habituels sous ces contrées, mon cher monsieur - et "la France" n’est plus responsable de rien !

C’était déjà, comme nous le rappelle l’ouvrage, le sens caché des propos que François Mitterrand a tenu aux journalistes de TF1 et de France 2, le 10 mai 1994, lorsqu’il leur disait que « nos soldats ne peuvent pas être les arbitres internationaux des passions qui, aujourd’hui, bouleversent, déchirent tant et tant de pays. » (p. 396).

On le voit, si le livre de Vincent Duclert est le récit d’une cécité absolue consécutive à une auto-intoxication idéologique débile, il est aussi le récit d’un déni de responsabilité tout aussi total car l’accusation de génocide - ou de complicité de génocide - est infamante.

Or, si le livre montre que l’Elysée n’a, sans conteste, jamais voulu le génocide des Tutsi, c’est cependant bien lui qui l’a rendu possible !

Toutes les personnes qui se sont penchées un jour sur l’histoire des génocides savent en effet qu’il ne suffit pas de vouloir tuer pour y parvenir.

Encore faut-il qu’une "fenêtre" s’ouvre, que l’occasion se présente, rendant "réaliste" le passage à l’acte.

Pour les nazis, la "fenêtre" furent leurs victoires militaires surprise du début de la Seconde Guerre mondiale qui firent brutalement tomber entre leurs griffes la presque totalité des juifs européens.

Pour les génocidaires hutu, la "fenêtre" fut, depuis 1982, le soutien militaire constant et inconditionnel de l’Elysée à la dictature de Juvénal Habyarimana qui les a entièrement déchargés de la défense de leur territoire et qui les a assurés très tôt d’une impunité quasi totale dans la persécution de la minorité tutsi...

Le livre établit donc une responsabilité morale et politique - sinon judiciaire - absolue de l’Elysée dans le dernier génocide du XXème siècle.

De l’Elysée, et non "de la France", car il se demande aussi - et ce n’est pas sa partie la moins intéressante - comment un quarteron d’apprentis-sorciers a pu exercer un tel pouvoir de décision en-dehors de tout véritable contrôle démocratique.

Dans toute cette tragédie, en effet, le Parlement n’a rien eu à dire - ni même à savoir - et les ministres ont compté littéralement pour du beurre, Premier ministres compris, sauf pendant la période finale de cohabitation balladurienne.

Pire même, l’Elysée a pu impunément mettre en place un système officieux de doublement des institutions légales qui lui a permis de donner directement des ordres aux Forces spéciales présentes au Rwanda sans passer par le ministre de la Défense ou l’Etat Major des Armées.

Ce sont nos institutions démocratiques qui ont ainsi été trahies.

L’ouvrage a pour sous-titre Le grand scandale de la Vème République. Le terme "scandale" est souvent galvaudé par les éditeurs pour "faire vendre". Mais cette fois, il est employé parfaitement pour ce qu’il veut dire car c’est bien le plus grand scandale de l’histoire de la Vème République qui nous est ici révélé, un scandale à 800 000 morts dont nous - citoyens français - devons refuser qu’il ait été fait sous notre nom.

Si l’Afrique noire est lointaine, ce grand livre raconte pourtant une histoire très française qui devrait nous alerter sur les failles béantes de notre république et sur la fragilité d’une démocratie que quelques apprentis-sorciers, à l’intellect de pieds nickelés, ont été capables de conduire aussi facilement vers une complicité - certes, non voulue mais réelle - dans la nuit sans fond d’un génocide.

Franck Schwab


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